Abstract
On montre ici comment Heidegger interprète Héraclite, et par quel moyen il le fait. Ce moyen, c’est Hölderlin. On examine comment le fr. 51, rapporté à la fois par le Banquet de Platon et par Hippolyte de Rome, et qui inscrit la dysharmonie au cœur de l’harmonie, a permis d’abord à Hölderlin, dans ses écrits philosophiques, de déployer une conception neuve de la philosophie kantienne, puis à Heidegger, tributaire de Hölderlin, d’accomplir un tournant à la fois dans l’interprétation de la tradition et dans sa propre pensée. Hölderlin lit le fragment d’Héraclite dans Platon, mais le comprend autrement que Platon, en substituant à une forme passive (diapheromenon) une forme active (diapheron) : ainsi, la différence à l’œuvre dans l’harmonie ne cesse de « se différencier », de travailler l’harmonie, de la contrecarrer, constituant ainsi une « sensation transcendantale » mouvementée qui ébranle l’inconditionné de la philosophie critique. Heidegger, dans les années 1930, poursuit ce chemin en inscrivant au fond de l’existence humaine une telle sensation transcendantale, tonalité affective qui rend raison d’une dimension fondamentale de l’homme que décrivait déjà Hölderlin : sa finitude devant les dieux, qu’il « veut » laisser à distance, auxquels il « veut » renoncer. Un tel « vouloir », traversé par le renoncement et la souffrance, manifeste la différence au travail dans l’harmonie, non sans conduire jusqu’au polemos héraclitéen, fameusement interprété par Heidegger. C’est ainsi toute sa pensée des années 1930, qu’on réinscrit – loin du prétendu « dépassement de la métaphysique » – dans la métaphysique, qui trouve un éclaircissement – mais peut-être aussi, en retour, le fr. 51, la parole même d’Héraclite.