Abstract
Le lecteur non averti n’aura peut-être retenu de "Où atterrir ?" que le fait que son auteur semble animé de bonnes intentions, pour ainsi dire (on fermera les yeux sur le complotisme et le populisme) : la défense de l’environnement, l’accueil des migrants, l’intégration européenne, etc. À cela je voudrais opposer quelques remarques.
La première est que la conception de Latour correspond tout à fait à ce qu’Ernst Cassirer appelait la pensée mythique. La pensée mythique, d’après Cassirer, ne conçoit pas le monde comme constitué de choses stables, qui peuvent se manifester sous différents points de vue et à différentes occasions, mais plutôt comme un flux mouvant d’évènements liés entre eux par des qualités émotionnelles (menaçantes ou réconfortantes) et des caractères physionomiques. Ce monde obéit à des catégories de causalité, d’espace et de temps très différentes des nôtres : chaque partie contient le tout auquel elle appartient et dispose par conséquent du pouvoir causal du tout ; les différents lieux, directions ou moments sont déterminés en fonction de leur nature sacrée ou profane, menaçante ou désirable, etc. De plus, il n’y pas de différence essentielle entre le nom d’un objet et l’objet lui-même, etc. On aura constaté, à l’issue de cette note, qu’à bien des égards la pensée animiste et théologique de Latour fonctionne de la même manière.
Par conséquent il faut considérer les livres de Latour comme des œuvres mythologiques, voire artistiques, qui peuvent éventuellement avoir un intérêt émotionnel ou esthétique, mais pas comme des ouvrages de sciences humaines et sociales. Je laisse à chacun le soin de juger de la qualité de ces œuvres, et du (dé)plaisir qu’elles procurent. C’est, bien sûr, tout à fait le droit de Latour d’écrire de tels livres, tant que, ce faisant, il ne fait pas montre de prétentions proprement scientifiques. Or, le problème est précisément qu’il prétend faire de la science (sociale), expliquer des phénomènes complexes et graves, et nous dire quoi faire face à eux. De ce point de vue, il faut tempérer les bonnes intentions dont je parlais, et on peut déceler une forme d’imposture voire de malhonnêteté intellectuelle dans le « pseudo-profound bullshit » que produit Latour. Ce dernier en effet, ne se contente pas de livrer un propos globalement dénué de sens, mais l’agrémente de termes et de faits scientifiques reconnus (comme le changement climatique) pour donner (faussement) l’impression qu’il fait sens.
Il y a pire : même si le message de l’ouvrage est pour l’essentiel incompréhensible, le lecteur distrait gardera l’impression d’un brouillage irrémédiable des frontières entre nature et société, entre science et politique. Or ce brouillage non seulement rend incompréhensible toute notion de crise environnementale au niveau théorique, mais nuit évidemment à toute action pour y faire face au niveau politique. Ceci vaut en particulier pour le changement climatique, et les sciences qui le prennent pour objet – dont Latour préconise la politisation accrue. Or, si les sciences du climat sont avant tout politiques, plus rien ne distingue leurs énoncés de ceux des climato-négationnistes : il ne s’agit que d’énoncés également politiques en concurrence. La réalité du changement climatique d’origine anthropique peut ainsi facilement être remise en question. Et contrairement à ce qu’affirme Latour depuis qu’il prétend défendre la science, insister sur le fait que les faits scientifiques sont culturellement déterminés, et que l’objectivité scientifique dépend de processus sociaux et de négociations politiques, ne contribue pas à renforcer l’autorité de la science, au contraire. Par exemple, le scandale du climategate a miné la crédibilité des sciences du climat dans l’opinion publique américaine.
Espérons donc que les recommandations de Latour ne fassent pas trop d’émules dans le grand public ou parmi les décideurs politiques – ce qui est hélas tout à fait possible étant donnée la grande notoriété dont il jouit.