Abstract
Le silence observé par John Rawls à propos des thèses de Friedrich Hayek sur la question de la justice sociale est à la fois remarquable et irritant. À défaut de pouvoir s’appuyer sur des textes où Rawls se démarquerait explicitement de ces thèses, il est cependant possible de tenter de tracer la ligne de clivage essentielle entre les deux auteurs : Hayek demeure convaincu que la question de la justice ne peut se poser qu’à propos des actions individuelles, c’est-à-dire dans le domaine du droit privé ou de ce que l’on a appelé la justice corrective et sa démonstration s’appuie sur l’impossibilité de définir une répartition quelconque des ressources comme juste. Rawls affirme, en revanche, qu’il est impossible de définir une transaction interpersonnelle comme juste de manière isolée, et qu’il faut au contraire pour cela que cette transaction prenne place dans une structure sociale juste. Mais loin de concevoir cette justice contextuelle en termes d’allocation de ressources – position que Hayek lui attribue à tort –, il la conçoit en termes de règles de coopération sur lesquelles les partenaires pourraient raisonnablement s’accorder. Le silence de Rawls pourrait donc s’expliquer par le fait qu’il concevait comme une impasse évidente toute tentative pour déterminer les éléments d’une justice commutative ou corrective indépendamment d’une théorie de la justice distributive et que, à ses yeux, il est tout simplement absurde de s’interroger sur la justice d’une transaction – d’un contrat, d’un échange, d’une appropriation – indépendamment du contexte structurel dans lequel elle prend place. Mais il pourrait s’expliquer aussi par le fait que Hayek prend à partie une conception de la justice distributive en termes d’allocation de biens et non en termes de règles de coopération que Rawls lui-même n’a jamais songé à soutenir et qu’il rejette explicitement.